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D-019-002 - NOTES - Classeur D - Fonds d'archives Baulin

D-019-002

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  • Des interviews exclusives de Dja-Apharou ISSA IBRAHIM, ami et confident de Jacques Baulin, responsable par donation de l’intégralité des documents constituant le fond, et président de l’association sont actuellement publiées dans la rubrique présentation.

  • Les trois ouvrages de J. Baulin : Conseiller du président Diori, La politique africaine d’Houphouët-Boigny et La politique intérieure d’Houphouët-Boigny
    seront disponibles sur le site en version iBook et en version Pdf dès septembre
    2009.















N° 763 - 31 janv. - 6 fév. 1966 (22 F belges - 2 F suisses) 2 Francs

L’EXPRESS

SPECIAL

LES SECRETS DE L’AFFAIRE


« Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler . »
(L’Ecclésiaste.)

La lettre du colonel Foyer


Paris, le 26 janvier 1966.


Monsieur J.-J. Servan-Schreiber.
Directeur de - L’Express -


Monsieur,

L’affaire Ben Barka et l’affaire Figon ont ému à juste titre l’opinion publique, en particulier depuis que le nom du député Lemarchand est au centre de ces affaires .

Je n’ai aucun témoignage direct à apporter ni sur l’affaire Ben Barka ni sur l’affaire Figon que je ne connais pas ; mais un témoignage personnel sur le député Lemarchand et sur les polices dites parallèles.

J’ai donc décidé en conscience d’éclairer , par mes informations, des faits extrêmement graves concernant M. Pierre Lemarchand , ses alliés ou exécutants.

J’ai consigné ce témoignage par écrit.

Saisissant M. le juge d’instruction Zollinger, je vous demande d’en informer l’opinion pour que toute la vérité soit établie conformément au voeu du chef de l’Etat.

Je précise qu’avant ces démarches , j’ai sollicité une dernière fois, le jeudi 13 courant, une audience de Monsieur le ministère de l’Intérieur , M. Roger Frey.

Il devait être au courant des faits que le relate, en particulier par Mme Renaud, secrétaire particulière de son cabinet, puisqu’elle centralisait les instructions destinées aux Services Spéciaux.

J’ai conscience de servir, comme je l’ai fait tout au long de ma carrière, l’intérêt supérieur de mon pays.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

...
Alias colonel FOYER.

< section> LES SECRETS DE L’AFFAIRE



Une complicité générale du silence s’est établie, dés le lendemain du rapt de Ben Barka jusqu’au jour où le juge d’instruction et la presse obtinrent, la semaine dernière, les premiers aveux du député Pierre Lemarchand . Pourquoi ce silence ? Pourquoi ces protections ? D’où viennent ces liens, vrais ou supposés , qui relient les exécutants et les témoins du crime (comme Lopez et Figon) à des responsables des services de police, à un homme politique , à des ministres ? Y a-t-il quelque part un secret qui explique de surprenantes solidarités ?
Il y a l’histoire des Services Spéciaux , des « Barbouzes ». Elle contient sa large part d’héroïsme authentique . Elle contient aussi des forfaits cachés. Un témoin indiscutable la livre ici pour la première fois à l’instruction et à l’opinion - faute d’avoir été entendu par le gouvernement .
Devant ce témoignage exceptionnellement grave on est tenté de céder à un mouvement de dégoût, et de laisser M. Lemarchand et l’Affaire Ben Barka s’enliser dans l’oubli. Il en est ainsi dans toutes les affaires... Mais si la presse, si l’opinion se laissent fléchir plus personne n’aura la force de dévoiler la vérité. Nous publions donc ce document en pleine conscience, avec la ferme conviction que les
plus hautes autorités politiques de notre pays seront amenées à agir contre des hommes corrompus qui, forts des services rendus, espèrent encore l’impunité.

L’EXPRESS

L’EXPRESS - 31 janv. - 6 févr. 1966

LE RECIT DU COLONEL FOYER



LE LAISSEZ-PASSER DES « BARBOUZES ».

« IL Y A UN GARS QUI EST CHARGÉ DU RECRUTEMENT. C’EST LE COPAIN DE ROGER. IL VA VENIR NOUS REJOINDRE ». C’EST PIERRE LEMARCHAND.


JEAN BENOIT vient me trouver pour me demander que les hommes des réseaux dont je dispose soient fournis en linge
et vêtements par les magasins et les blanchisseries avec
les-quels il travaille . Mais la conversation change de sujet
et s’axe sur la nature du réseau de renseignements que je monte.

« Combien d’argent vous faudrait-il pour étoffer votre réseau ? »me demande Benoît.
Et il parle de plusieurs millions pour commencer.

Je lui indique que mes informateurs sont des volontaires bénévoles et que je ne songe pas à les rétribuer pour le moment.

Benoît me dit que, néanmoins, un tel réseau vaut des millions et qu’il va demander un budget à ceux dont il dépend. Puis, pendant quelques jours, je n’entends plus parler de lui.

L’atmosphère, à Alger, est de plus en plus lourde. L’O.A.S.
et la gendarmerie s’espionnent mutuellement, au milieu d’une polulation incertaine et terrorisée. Il y a, chaque jour, dans les rues d’Alger, des crimes quasi publics dont on ne parvient pas à retrouver les auteurs.

Ce jeudi, je suis seul, sur la place d’Hydra, devant l’arrêt de l’autobus, quand, soudain, une voiture puissante,noire, arrive à grande vitesse et s’arrête à quelques mètres. Je pense tout de suite qu’il s’agit d’un commando O.A.S. Mais la porte de la voiture

« J’ai consacré toute ma carrière au service de l’Etat après avoir participé à la Résistance. Je ne compte que des amis gaullistes. Mais je ne veux pas être le prochain cadavre de M. Lemarchand. »


Parce que le député Pierre Lemarchand a surgi, au centre de l’affaire Ben Barka et de l’affaire Figon, l’homme qui parle ainsi sort du sience. Il s’est tu pendant trois ans .
Et puis, en face du cas de conscience qui se posait pour lui, il a consulté deux de ses camarades anciens officiers résistants.
Il s’est confié à eux . Ils lui ont confirmé tous deux qu’il était de son devoir de porter, aussitôt, son témoignage au juge d’instruction chargé de l’affaire, et devant l’opinion . Il a d’abord tenté d’obtenir audience au cabinet de M. Roger Frey, pour demander que ce soit le ministre de l’Intérieur, plutôt que lui-même, qui porte le fer dans la plaie . Cette audience lui a été refusée. Alors, il a écrit ce témoignage. Parce que, dit-il, si toute la lumière n’est pas faite sur M. Pierre Lemarchand, la gangrène demeurera au sein du régime. Il aurait dû parler plus tôt ? Peut-être. Mais il a été menacé. Et puis, qui aurait osé l’écouter ? Aujourd’hui, il ne peut plus se taire.

Qui est-ce ?
M.D, alias « colonel Foyer », chef du service des renseignements des polices dites parrallèles, les « Spéciaux » (familièrement appelés
« Barbouzes » ).
Il possède la carte d’idendité tricolore qui fut attribuée, en 1961 , aux rares chefs responsables (moins d’une dizaine) des services spéciaux, et qui permet à tous ses titulaires de s’adresser aux plus hautes
autorités. L’histoire dont il est l’un des derniers acteurs vivants est celle de la naissance et du développement de ces services spéciaux. Elle commence en 1961. Le colonel Foyer dirige alors un service départemental à la préfecture d’Alger. A ce poste, il crée avec des gradés du contingent un premier service de renseignements sur les activistes, aprés la journée des Barricades. Il transmet les renseignements ainsi obtenus à l’autorité supérieure pour exploitation . Arrivant en Algérie, pour lutter contre l’O.A.S. , les premiers éléments des services spéciaux créés à Paris . Le premier contact est établi avec le colonel Foyer , en dehors des filières hiérarchiques, par un Français résident en Algérie qui va devenir l’un des organisateurs des services spéciaux, M. Jean Benoît
(de son vrai nom : Jean Dubuquoy). Comme couverture officielle, Jean Benoît est représentant en blanchisserie.


s’ouvre, Benoît s’avance vers moi avec un grand sourire et me demande de monter avec lui . Il me présente à son ami André Goulay, une espèce de colosse avec une moustache noire et une tête de catcheur sympathique.
Goulay arrive de Paris et me dit tout de suite :

« Je sais qui vous êtes par Benoît. Venez avec nous demain. Maintenant, on a tout . Les armes . Le fric. On va pouvoir commencer. »

Le lendemain matin, rendez-vous est pris pour le soir dans la villa d’Alger qui a été occupée par Goulay et Benoît, et qui est leur premier casernement .

J’arrive pour dîner . La propriété est très belle. Nous sommes servis, luxueusement , dans le patio . Sont présents Benoît, Goulay et deux autres responsables que l’on me présente : Dulac, un homme de taille moyenne, l’air sérieux et bureaucratique, qui parlera à peine ; Lecerf, un grand type en bottes de cuir et ceinturon, revolver sous le bras . Il dirige activement une équipe qui est en train d’emmagasiner des armes et du plastic. En sentinelle, devant la villa, des Vietnamiens armés de mitraillettes.
Goulay prend la parole :
« Maintenant , ça va commencer. Il y a deux cents gars, moitié flics, moitié volontaires, qui vonts arriver cette semaine de Paris en Caravelle spéciale et qu’on va répartir ici, autour de nous.
Nous sommes organisés et armés : nous marchons derrière Foccart
et Frey.

A Paris, il y a un gars qui est chargé du recrutement. C’est le copain de Roger (1). M. Roger Frey. Quand tout sera au point, il viendra nous rejoindre. »

J’apprendrai plus tard qu’il s’agit de Pierre Lemarchand.

Au cours du dîner, une première répartition des tâches est établie. Goulay, qui coiffe les équipes d’action, est responsable de l’organisation des attaques contre-terroristes et doit proposer à Paris ses objectifs de plastiquage. Dulac, responsable administratif, doit taper chaque soir un rapport sur notre activité, destiné en haut lieu, sans passer par les filières administratives et militaires.

ALORS, LES 20 MILLIONS, QU’EST-CE QUE T’EN AS
FOUTU ?

Je suis chargé du renseignement en raison de mes fonctions officielles, qui me permettent d’utiliser un quadrillage existant.

Le lendemain, nous nous réunissons dans une autre villa réquisitionnée.
Je fais d’abord connaissance de deux autres membres des services spéciaux qui sont en train de s’installer. L’un, Pesson, ancien membre du service d’ordre du R.P.F., comme Goulay et Lecerf . Il est chargé de la comptabilité des opérations . L’autre est Quêtel ; également ancien du R.P.F. On m’apprend que nous attendons l’arrivée d’un émissaire spécial de Paris, qui doit donner le feu vert pour les premières opérations.

Cet émissaire arrive bientôt. C’est un grand type maigre, l’air maladif, le regard brûlant. On me le présente : le colonel Laurent. Devant la méfiance de Goulay, il exhibe ses papiers officiels.

Le colonel Laurent nous réunit dans un coin du patio. D’un dialogue avec Goulay, il ressort que M. Foccart a donné le feu vert. L’action doit commencer cette nuit, dans quelques heures.

Cette nuit-là, rue Michelet, les équipes de Goulay et Benoît entament les plastiquages contre les hommes de l’O.A.S. Ils attaquent en particulier les cafés activistes, dont l’ « Otomatic », P.C. de Lagaillarde. Ensuite, tous les soirs, Laurent établira sur la carte d’Alger, avec les responsables des plastiquages, la liste de ce qui doit sauter.
C’est lui qui assure l’approvisionnement en plastic. Quand celui-ci manquera, les plastiqueurs emploieront la

L’EXPRESS - 31 janv. - 6 févr. 1966


méthode butane (bouteille de gaz avec charge économique de plastic).


Un souffle d’espoir passe sur Alger quand on apprend que, pour les premières fois, les méthodes de l’O.A.S. sont employées contre ses propres hommes. Personnellement, je suis très heureux de ce contre-feux allumé face à l’action terroriste aveugle et sans issue. Ce qui commence à me gêner, ce sont les méthodes un peu cavalières, parfois franchement gênantes, de Goulay et Benoît pour traiter, entre eux, les problèmes d’argent.


Le premier dialogue que j’entends sur ce point a lieu entre Goulay
et Benoît. C’est Goulay qui demande, avec sa manière bien particulière de s’exprimer :

« Alors, les vingt millions que je t’ai donnés hier, qu’est-ce que tu en as foutu ?

- J’ai presque tout dépensé pour recruter des hommes et acheter des bagnoles, l’intendance, etc.

- Bon, tiens ! en voilà dix autres, mais magne-toi et tiens des comptes. »

L’ORDRE VIENT DE PARIS : LIQUIDEZ LES « SPECIAUX »


Goulay parle maintenant à un autre responsable, Breton, agent immobilier dans le civil :

« Tiens, toi qui es agent immobilier, tu vas arranger ces réquisitions de villas. Allez, vas-y, pas d’histoire et écrase le coup ! ... »

Le soir, Breton aura réglé ces questions sans autre forme de procès.

Un bureau de travail est ilstallé dans l’une de ces villas sous le titre :
« Centre de documentation technique ». Une autre villa devient le cantonnement des hommes des équipes d’action que personne n’appelle encore « Barbouzes » , mais « Gorilles ».


Le premier accident grave a lieu quand Quêtel demande rendez-vous à la Délégation générale. Quêtel est un peu affolé par les hommes que recrute Lemarchand à Paris et par les méthodes d’action de Goulay, Il va se confier aux autorités :

« Ces gens-là sont dangereux et ils emploient des méthodes de gangsters. Ils disposent d’un budget de plusieurs centaines de millions. C’est dix fois trop », dit-il.


La délégation générale, inquiète de cette conversation, en rend compte en haut lieu. L’affaire est tranchée en faveur de Goulay, connu depuis longtemps comme membre du service d’ordre du R.P.F. Paris demande le renvoi de Quêtel en France.


Furieux contre lui, Goulay le fait embarquer de force par ses hommes, le munit d’une forte somme « pour qu’il la boucle » et le met dans le premier avion. Il est récupéré par Lemarchand à son arrivée à Paris.


L’ensemble des services spéciaux se compose alors de deux cent cinquante hommes envoyés de France et répartis dans les différentes villas. Les équipes sont au complet, le recrutement à Paris terminé. M.Lemarchand arrive. Des adjoints l’accompagnent . Il est muni des nouvelles instructions de M.Dominique Ponchardier et de MM. Jacques Foccart et Roger Frey. Il nous réunit à dîner pour nous donner ses directives.

On me le présente comme un avocat ayant des relations politiques importantes, et il parle effectivement en responsable. Il commence par remettre Goulay à sa place : « Goulay, ferme ta gueule. D’abord, ces conneries avec Quêtel ... Tu gaspilles le fric et il valait mieux s’en débarrasser autrement que de le renvoyer à Paris. »

Il nous explique, ensuite, qu’il va renforcer nos effectifs avec des Vietnamiens, qui sont « les meilleures recrues possibles » pour le travail que nous avons à faire ici. Pas d’identité, pas de famille. Il nous décrit, ensuite, comment Ponchardier et lui même veulent provoquer une atmosphère de terreur parmi les chefs de l’O.A.S. en employant, dit-il, « le talion » .


LE P.C. APRÈS L’EXPLOSION.


BORDEREAU DE FOYER A PONCHARDIER ET LEMARCHAND .


« Plus question de M.P.C. seul (2) Mouvement Pour la Communauté. C’était l’appellation officielle du mouvement politique gaulliste qui a participé à l’organisation des services spéciaux à Paris pour le recrutement ., maintenant, il fut foutre la trouille aux gars avec « le talion » . Vous prendrez un papier, vous écrirez dessus, en grosses lettres : « le talion ». Quand

LE RECIT DE FOYER


vous flinguez un gars, vous lui piquez le papier sur le ventre avec un poignard pour que tout le monde puisse lire : « le talion » .


Je suis effrayé par la manière dont a parlé Lemarchand qui, vers la fin de la soirée, a manifestement trop bu.

« Est-ce le Général qui veut ça ? . »


Cette soirée avec Lemarchand se termine très tard. Le lendemain, j’envisage de remettre les doubles de mes notes de renseignements directement au colonel Debrosse, qui commande la gendarmerie.
Mais j’apprends très vite que ni Debrosse ni la Délégation générale




FOYER RETRACE L’ORGANIGRAMME DU COMMANDEMENT DES SPÉCIAUX .

ne peuvent opposer leur autorité aux « Spéciaux » . Ceux-ci sont couverts à Paris, au sommet. Le jour où j’apprends, par mes renseignements, le projet formé par l’O.A.S. d’enlever le délégué général lui-même, c’est de Paris que les « Spéciaux reçoivent directement l’ordre de protéger ce haut fonctionnaire.


Les hommes des réseaux spéciaux, qui se conduisent, d’ailleurs, souvent avec héroîsme, sont en pleine gloire à Alger. On les appelle « la fripouille héroïque » . On ferme les yeux sur les moyens qu’ils emploient. Ce sont les résultats qui comptent. Et les résultats sont positifs.


Cette épopée va durer deux mois, de fin novembre 1961 à fin janvier 1962.
Au bout de deux mois, beaucoup de « Gorilles » , de
« Barbouzes » , sont morts. Les autres ne peuvent plus servir : ils sont grillés.
Ils sont pris de folles habitudes financières... Des problèmes de moeurs se posent ... Les communications téléphoniques de la villa « Andréa », quartier général des « Barbouzes » , ont été écoutées et enregistrées. La Délégation générale a convoqué Lemarchand et Goulay pour les leur faire entendre.
Les écoutes ont été transmises en haut lieu, où elles ont fait scandale. Ces hommes deviennent gênants. l’ordre vient de Paris : il faut liquider les « Spéciaux » .

Quand j’entends pour la première fois parler de liquidation, je pense évidemment à une démobilisation
et à un rapatriement en métropole. C’est autrement qu’il fallait le comprendre. Les « Spéciaux » en savaient trop . Si les simples exécutants ignoraient d’où venaient les ordres, les « responsables » qui commandaient les équipes savaient exactement où Lemarchand , Goulay, Lecerf et Dubuquoy prenaient leurs instructions à Paris. Ceux-là (dont j’étais), il fallait qu’ils se taisent pour toujours.
On allait s’y employer.
Avant de dire comment, il faut situer le rôle de trois femmes dans l’organisation et le commandement des services spéciaux à Paris.


La tête de l’organisation dépend directement de
M. Frey : c’est Mme Huguette Renaud, qui appartient au secrétariat personnel du ministre de l’Intérieur (3) Elle est toujours au même poste aujourd’hui
qui transmet les directives. Le plus souvent, c’est Mme Rollin (4)Mme Dominique Ponchardier
qui sert d’intermédiaire avec le S.D.E.C.E. La troisième femme qui appartient à l’état-major de Paris est Mme Michelle Lemarchand, épouse de l’avocat. Son rôle auprès des équipes « Action » est important.


POLICES D’ASSURANCE POUR RISQUES EXCEPTIONNELS


En effet, sous la couverture d’une « Société
Edima » , le quartier général organise le recrutement, le passage, en un mot toute la prise en charge des
« Spéciaux » vers l’Algérie. Et c’est Mme Lemarchand qui gère les fonds remis par la filière de M. Foccart pour ses services. Elle s’occupe, en particulier, des polices d’assurance sur la vie contractées pour chacun des hommes recrutés . Il y a trois échelons : les chefs de réseau sont assurés pour 20 millions d’A.F. au profit de leur femme et de leurs enfants ; les subalternes pour 10 millions et les hommes pour 5 millions. La somme nécessaire a été mise à la disposition de M. et Mme Lemarchand pour régler les assurances, dont les primes sont très élevées en raison des risques exceptionnels que comportent les missions.


Nous sommes maintenant le 17 janvier, à Alger. Je rentre de Paris où j’ai été convoqué pour prendre des consignes de l’état-major des « Spé-


L’AFFAIRE


L’EXPRESS - 31 janv. - 6 févr. 1966



ciaux » avec lequel je souhaitais avoir une explication. J’ai été chargé de rester en contact avec les agents qui se trouvent encore à Alger. Je dois leur faire un
« laïus » assez étoffé, qui demandera bien deux à trois heures, sur le thème : sécurité, discrétion, correspondance à acheminer, communications téléphoniques, éléments de renseignements, etc.

On me dit :

« Vers le 27, on te réunira les responsables de l’action (une vingtaine environ) à la villa « Andréa » . Tu les tiendras tout l’après-midi. Fais au mieux. »


Le 27 janvier, je suis prévenu, de la part de Lemarchand, que la réunion doit avoir lieu le 29, vers 16 heures, et se terminer vers 18 heures.


Le 29, je quitte mon travaille vers 16 heures. Je suis en retard. La villa « Andréa » est située sur les hauteurs d’Alger et je dois d’abord passer chez moi pour prendre le canevas de mon exposé. Je trouve ma femme très inquiète de l’atmosphère des derniers jours et je pers encore un peu de temps à la rassurer . Enfin, vers 16 h 45, je monte dans la voiture où mon fidèle chauffeur, militaire du contingent, m’attend pour me conduire à la villa « Andréa ». Celle-ci se trouve à trois cents mètres à vol d’oiseau de mon appartement.

A L’OUVERTURE DE LA CAISSE, CE FUT L’EXPLOSION


Au moment où nous allons partir, une énorme déflagration, la plus forte explosion jamais entendue à Alger, réduit en miettes la villa, ensevelissant tous les participants à la conférence que je m’apprêtais à tenir. A trois ou quatre hommes près, absents ce jour-là,


tous les « responsables » des services spéciaux viennent d’être volatilisés (5). A l’époque, l’explosion devait être incriminée à l’O.A.S. ; mais la presse parisienne relata la nouvelle avec des réserves sur l’origine de l’attentat.


Quelques heures plus tard, j’apprends qu’avant l’explosion, le comptable a quitté la villa. Il détenait encore des fonds considérables qui ont donc été
« récupérés » . Je commence à comprendre. Il me reste à apprendre, pour découvrir toute la vérité :

1) Qu’une caisse de grande dimension, éxpédiée en bonne et due forme par Mme Michelle Lemarchand, ou du moins en son nom, a été réceptionnée à la villa par le chef de commando Pierre Lassus. Selon les papiers d’expédition, elle contenait une machine pour imprimer des tracts. A l’ouverture de la caisse, ce fut l’explosion.

2) Que les primes des polices d’assurance qui avaient été prises par les Lemarchand, en principe au bénéfice des familles de chacune des victimes, n’ont pas été versées.


Ma propre police d’assurance sur la vie était aussi fictive que celle des autres : je l’ai découvert en faisant des recherches, lors de mon repatriement en France.


Ce fut là la « liquidation » des« Spéciaux » en Algérie. Il restait quelques survivants, regroupés à l’hôtel Rajah, rasé à son tour par une explosion, un peu plus tard.


A partir de ce moment-là, il n’est resté, de tous les « Spéciaux » , que quelques éléments égaillés dans la nature, en Algérie ou en France, et dont aucun n’a parlé, tenus par des menaces de PierreLemarchand.


J’ai voulu obstinément poursuivre jusqu’au bout mon enquête sur les activités de Lemarchand pour le jour où je pourrais livrer la vérité en pleine lumière, sans redouter le sort de ceux qui « disparaissent » à tour de rôle. Il me reste à exposer comment, en deux ans, j’ai découvert patiemment ce qu’il fallait encore connaître de l’histoire et de l’activité des responsables de cette organisation.


Je reprends d’abord contact avec Dulac. C’est lui qui m’a laissé la


meilleure impression. Il a créé avec Jacques Dauer, Jules Roy, Germaine Tillion, etc., un « Front de solidarité algérien » qui va travailler pour la coopération. Cette initiative donnera naissance à l’association France- Algérie. Je l’ai rejoint dans cette association.

VOUS LA BOUCLEZ, OU ON S’OCCUPE DE VOUS


Au cours d’une première conversation, Dulac écoute les faits que je lui rapporte et admet la responsabilité de l’équipe de Lemarchand. Alors j’explose :

« C’est une vraie bande de voyous et je vais m’en occuper ! »
Jacques Dauer, lui, me présente au député Raymond Schmittlein, président du groupe U.N.R. à l’Assemblée, en lui disant :

« Encore une victime de Lemarchand ... »


Je décide d’aller voir Pierre Lemarchand chez lui, 8, rue François-Miron.
Il me reçoit très aimablement. Je lui demande de bien vouloir apurer les comptes financiers avec les quelques hommes des « Spéciaux » qui restent encore en Algérie, ou dont les familles sont dans le besoin en France.


Lemarchand est aussitôt plus réservé et me
dit :
« Je vais voir Goulay pour savoir comment régler cette question. »


Quand je le revois, au cours d’un autre dimanche, la conversation devient orageuse. Dans le bureau voisin du sien, se trouve sa femme, Michelle.


Je sais déjà qu’elle est chargée d’acheter le sience des survivants à la grande curée. Je m’en vais.


La presse s’est faite l’écho de certain cas de torture par les « Spéciaux » qu’on m’a signalé en Algérie. La Délé-

LE RECIT DE FOYER </


L’AMBASSADEUR PONCHARDIER.


gation générale a reçu des plaintes.
A ce propos, je vais voir Goulay.


Goulay, franchement , me raconte :
« La famille d’un mec est allée voir la Délégation générale et ces cons-là m’ont ordonné de faire des recherches. Ils nous ont convoqués. Tu parles si on était embêtés : il était saccagé, le mec avait eu la gueule écrasée ; ensuite, il avait eramé. On ne pouvait pas le rendre ! On nous réclame : « Ramenez le cadavre. »
Mais on n’avait plus de cadavre. On l’avait balancé dans le ravin des Singes. On a été obligés de se dém... pour leur balancer un autre cadavre . »


Je relance encore Lemarchand pour l’apurement de la situation des agents qui, non réintégrés dans la police régulière, sont aux abois... Ces questions exaspèrent Lemarchand.


N’aboutissant à rien avec Lemarchand, je fais intervenir Mme Rollin (la femme de Dominique Ponchardier).
Elle me promet de parler à Lemarchand et me demande de retourner le voir de sa part.


Cette fois, le ton de Lemarchand a complètement changé. Il me reçoit avec, à son côté, un ancien de l’O.A.S. qu’il a pris à son service, M.Denizot (qui se fait appeler Durand).


Celui-ci est visiblement chargé de me menacer. Il me déclare tout de suite :
« Vous commencez à nous faire chier. Vous la bouclez, ou on s’occupe de vous. »


Je réponds à ce personnage en lui présentant ma carte officielle des services de renseignements :

« Attention, c’est moi qui pourrais vous faire coffrer... »


Denizot prend un coup de sang et persiste dans ses menaces.
Je les quitte en disant à Lemarchand : « Vous êtes une bande de criminels et l’affaire ne s’arrêtera pas là. »
Lemarchand me lance, avant que j’aie franchi la porte :

« On s’en fout. On est couverts. »


Je demande rendez-vous à Ponchardier, qui est l’intermédiaire entre le S.D.E.C.E. et les réseaux de Lemarchand. Il me fixe rendez-vous à son bureau d’où, protégés par ses gardes du corps, dont un policier de la Sûreté, nous partons en voitures (deux D.S.).
Et, après avoir un peu tourné dans Paris, nous nous arrêtons à un café, boulevard Malesberbes.

LA DERNIERE RENCONTRE AVEC HUGUETTE


La conversation avec Ponchardier n’aboutit à rien. il me déclare que lui, maintenant, s’est « retiré des voitures » et , en sortant son stylo de sa poche, il me dit :

« Tu vois, c’est avec ça que je gagne ma vie. Il n’y a plus que mes romans qui comptent. »


Néanmoins, avant de me quitter, il me conseille de reprendre contact avec V.P. , chargé par lui-même de régulariser avec Lemarchand tous les problèmes concernant ses réseaux . V.P. est chargé de la liaison entre les services de renseignements
et Ponchardier, par des agents qu’il a mis en place. En particulier par un agent d’escale d’Air France, à Orly.


Je vais donc voir V.P. Je lui explique qu’il faut mettre en ordre tous les problèmes en suspens.


V.P., qui est finaud, ne me contredit pas. Il me donne rendez-vous pour le surlendemain dans un autre bar, point de rencontre des anciens « Spéciaux » reconvertis.


Lorsque je le retrouve là , il me présente deux personnages : l’un est pilote, l’autre m’est présenté comme un colonel du S.D.E.C.E. : Luc Collet.


Le colonel Collet, au cours d’une longue conversation, me dit qu’il est compétent pour ces problèmes. Il me demande de venir le retrouver quelques jours plus tard, à la « grande maison » : le S.D.E.C.E., caserne des Tourelles, boulevard Mortier.


C’est ainsi que je me rends au S.D.E.C.E. Là, Collet m’explique qu’il serait très préférable pour moi que je cesse de me mêler d’histoires qui ne me regardent plus, que Lemarchand a de hautes relations qui le couvrent.


Je doit signaler qu’au cours de toutes ces démarches, j’ai appris que la position de repli, prévue pour les têtes des réseaux, est en Bolivie, où le transfert est déjà envisagé pour parer à toute éventualité dans l’avenir. (6).M. Ponchardier est aujourd’hui ambassadeur de France en Bolivie. C’est également en Bolivie que Figon devait être expédié avec un passeport procuré par
Lemarchand .


J’ai maintenant fait le tour des complicités et complaisances qui protègent Lemarchand. Il me reste à retourner une dernière fois voir « Huguette » (Mme Renaud), secrétaire du « patron » au ministère de l’Intérieur .


Elle est très étonnée de me revoir et plus étonnée encore que j’aie des plaintes à formuler . C’est à ce moment-là qu’elle me déclare :

« Mais, enfin, le nécessaire a été fait ! »

Je m’étonne de ce sous-entendu que je ne comprends pas.

Elle me conseille de voir un certain M. Guillermin, député, que je n’ai pu joindre.


Comme, après tout, je ne désire pas subir le sort de ceux qui ont disparu l’un après l’autre , je suspends là mes investigations autour de Lemarchand .


Depuis le début de cette année, depuis que le nom de Lemarchand est apparu au centre de l’affaire Ben Barka et depuis la conjuration du silence organisée autour de lui , dans cette affaire comme dans toutes les précédentes, j’ai pris la décision de saisir le juge d’instruction.
Il fallait qu’un jour la vérité soit dite. L’affaire Ben Barka est peut-être, enfin, l’occasion de mettre un point final aux agissements de Pierre Lemarchand et aux protections grâce auxquelles il est - ou se croit - invulnérable.


J’ai consacré toute ma carrière au service de l’Etat, après avoir participé activement à la Résistance. Je ne compte que des amis gaullistes. Mais je ne veux pas être le prochain cadavre de
M. Lemarchand .

L’EXPRESS - 31 janv. - 6 févr. 1966

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