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Préface - Ouvrages - La politique africaine d'Houphouët-Boigny - Fonds d'archives Baulin
La politique africaine d’Houphouët-Boigny
Préface

L’analyse marxiste, basée sur la lutte des classes, ne peut, à elle seule, aider à la compréhension de la réalité ivoirienne. Une analyse partant des contradictions inter-tribales ne peut, non plus, en donner une image satisfaisante, dans la mesure où la personnalité du président Houphouët-Boigny, du « Patron », du « Vieux », tient la scène à elle toute seule. Le reste ne compte pratiquement pas, ou presque pas.
Le Parti ? Avec des dirigeants choisis par le président lui-même, des congrès préparés d’avance et dont les participants, désignés, n’ont droit ni à la parole ni même au moindre rapport financier, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (P.D.C.I.) - comme la plupart des partis d’Afrique occidentale - suit fidèlement les directives du chef de l’État. À une seule exception près, le Conseil national du P.D.C.I. ou son Congrès, a toujours entériné les décisions du président de la République.
L’Assemblée nationale ? Elle vote toujours le budget qui lui est proposé, la plupart du temps sans recourir même au baroud d’honneur.
Enfin, la presse se trouve contrôlée, directement ou indirectement, par le Parti, ou plus exactement par son secrétaire général.
Le président Houphouêt-Boigny - héraut de la bourgeoisie des planteurs - représente donc, force est de le reconnaître, l’élément moteur fondamental de la politique ivoirienne. D’où la nécessité d’ébaucher à grands traits le double portrait du leader ivoirien, d’abord en tant qu’Africain et homme, puis en tant qu’homme politique et chef d’État. Ces deux portraits permettront, du moins nous l’espérons, une meilleure compréhension de la politique africaine de la Côte d’Ivoire.
M. Houphouët-Boigy est, avant tout, profondément africain. Il s’efforce, on ne sait trop pourquoi, de masquer ce côté éminemment sympathique. Mais sa nature profonde apparaît dans les moindres détails. Par exemple, à tous les déjeuners ou dîners restreints auxquels il m’a été donné de prendre part, même en présence d’invités et d’ambassadeurs étrangers, le premier plat servi a toujours été du foutou igname et du foutou banane - avec les sauces adéquates - et le second, toujours du rôti de veau avec des pommes rissolées : jamais il n’a touché au rôti et aux pommes de terre. Ce goût exclusivement africain et ayant survécu à quinze ans de vie à paris, s’il ne se réclame ni de l’« africanité », ni de la « négritude », s’étend jusqu’au domaine intime.
Sur un tout autre plan, celui des castes, le président Houphouêt-Boigny, pour me convaincre de mes erreurs d’analyse, m’expliquait pour la nième fois, la différence fondamentale des mécanismes de la politique intérieure des pays africains [1]. « Moi, disait-il, je libérai mes captifs, dès 1939, et pas seulement en paroles ; je les ai renvoyés de chez moi, car mon raisonnement à ce moment-là était : chaque époque a ses propres esclaves, et à l’heure actuelle, les salariés sont les esclaves des temps modernes... Mais beaucoup d’autres chefs d’État actuels n’ont pas encore fait de même. L’esprit de caste, me disait-il, demeure. Et comment peut-on prétendre lutter contre l’apartheid quand on est soi-même tributaire des castes ? L’esprit de caste, poursuivait-il, je vais vous en donner deux exemples : Doudou Thiam, quand il était ministre des Affaires étrangères de Senghor, est allé demander la main d’une jeune fille illettrée, mais qui était de famille noble. Son père l’a mis à la porte en lui disant qu’il avait du culot, lui fils de bijoutier, de venir demander la main de sa fille. C’est ce qui a obligé Doudou Thiam à aller épouser une Blanche... Un autre exemple, encore plus caractéristique, parce que ça s’est déroulé dans un pays révolutionnaire : la fille de Konaté était camarade de ma femme, elles ont étudié ensemble à Paris. Je l’ai trouvée malheureuse, à Mopti [2]. Elle est venue se jeter dans mes bras en pleurant et en me disant : « Vous êtes là, tout va s’arranger ». Je lui ai demandé ce qui s’était passé et elle m’a dit que le Bureau politique l’avait exilée à Mopti parce qu’elle voulait épouser un ingénieur qui n’avait qu’un seul défaut, il était fils de griot... »
Cela laisse, bien entendu, rêveur. Toutefois, toutes ces confidences, et encore plus en public, le président Houphouët-Boigny paraît au-dessus de ces contingences. Il n’en est rien.
Le samedi 25 septembre 1965, au IVe Congrès du P.D.C.I., M. Konan Bédié, alors jeune espoir, ambassadeur de Côte d’Ivoire à Washington, et futur ministre des Affaires économiques et financières, prononce le discours de clôture. C’est un désastre. Un journaliste africain pourtant proche de la Côte d’Ivoire ira jusqu’à décrire l’orateur comme une personne « très faible intellectuellement ». Comme moi-même je ne cache pas au président ivoirien, lors d’une interruption de séance, mon opinion sur la qualité du discours, il me répondra : « Mais non, mais non. Bédié est jeune, il lui manque de l’expérience... Mais il est fils de chef, vous verrez... »
Dans ce contexte, sa position sur le fétiche - « le fétiche, c’est le fond du problème » [3] - paraît naturelle, dans la mesure où il représente une manifestation de la tradition africaine. Le premier « complot » - celui de juillet 1959 - dans lequel fut impliqué M. Jean-Baptiste Mockey, ancien ministre de l’Intérieur et secrétaire général du Parti, était basé uniquement sur des accusations d’ordre fétichiste. Pour instruire l’affaire, sur l’ordre personnel de M. Houphouët-Boigny, on consultera des féticheurs, des personnalités compétentes en coutumes, etc.
Le président Houphouët-Boigny est aussi un « paysan » au sens le plus noble du terme. Il connaît tout de ses 15 à 20.000 hectares de plantations de caféiers, de cacaoyers, de rizeraies, de terres à ignames ou à manioc.
Il ne peut non plus cacher son malaise à l’égard de ses collègues qui montrent peu d’intérêt pour les choses de l’agriculture. Ainsi, à moi qui le rencontrais par hasard, debout, seul, dans le hall de l’hôtel Ivoire, il disait avec une moue d’incrédulité : « J’attends Senghor. Il est en train de regarder des tableaux ! Et dire que ce matin, sur la route de Dabou, il n’a même pas eu un regard pour les magnifiques plantations d’hévéas, de palmiers à huile… »
Autre attitude typiquement africaine, le refus d’accepter qu’un visiteur puisse repartir sans « cadeaux » : des journalistes et surtout des étudiants africains savent à quel point le président Houphouët-Boigny respecte les belles traditions de l’Afrique sur ce plan, et fait preuve d’une grande générosité.
Connaissant bien l’âme africaine, il sait surtout comment flatter, réconforter, charmer ou blesser ses collègues.
Flatter ? En 1965, au summum de la coopération ivoiro-voltaïque, la population d’Abidjan était mobilisée régulièrement - même deux fois par semaine - pour recevoir avec faste M. Maurice Yaméogo.
Réconforter ? Le président Houphouët-Boigny, sachant à quel point la honte de la traite, la haine du colonisateur imprègnent de jeunes leaders comme Sékou Touré et Modibo Keita, cherchait à les exorciser. En septembre 1962, durant l’ultime manifestation, organisée au stade d’Abidjan, en l’honneur de M. Modibo Keita, il affirmera que les victimes de la lutte anticoloniale, par leur sacrifice, ont « tué à jamais en nous à la fois la honte et la haine ».
Charmer ? À l’issue de la visite du président et de Madame Modibo Keita, à Yamoussoukro, c’est la remise ou l’annonce des cadeaux somptueux. Le chef d’État ivoirien, lui, se contentera d’offrir « simplement son cœur au peuple frère du Mali, cadeau que le président Keita devait déclarer garder jalousement ».
Blesser ? « … M. Senghor, déclare M. Houphouët-Boigny en mai 1959, notre grand poète africain de langue française… ne m’a pas habitué à une grande stabilité politique… » De même, en 1965, au moment où la tension entre Abidjan et Conakry atteint son summum, la propagande ivoirienne essaiera de prouver, par exemple, la filiation plébéienne du président Sékou Touré [4].
Au plan personnel, physique, le président Houphouët-Boigny faisait preuve d’une grande détermination, d’un esprit de suite remarquable et d’une ardeur au travail extraordinaire. Il n’était pas rare de le voir prolonger une discussion intéressante jusqu’à une heure avancée de la nuit, ou convoquer tel de ses collaborateurs très tôt le matin ou très tard dans la soirée. Ayant, semble-t-il, des besoins réduits de sommeil, il était capable, à 7 h 30 du lendemain, de discuter d’un rapport volumineux qui lui avait été remis la veille à 22 heures. Il n’était pas rare non plus de le voir sortir de sa chambre, en pyjama, à 7 heures du matin, avec Le Monde à la main.
Toute prise de position était précédée, chez lui, d’un gros effort de réflexion, de conception, de formulation. Il pensait beaucoup, il improvisait rarement. Il polissait à l’avance ses déclarations, il en choisissait soigneusement les termes.
Au plan politique, le président Houphouët-Boigny se croyait digne d’un destin dépassant le cadre strictement ivoirien. Ce sera son drame. Cette recherche d’un rôle dirigeant dans une aire géographique plus étendue, d’un rôle de héraut, explique bien des initiatives et bien des échecs du président ivoirien.
Une question se pose ici : pourquoi n’a-t-il pas accepté l’idée de fédération africaine au niveau de l’ex-AOF, qui aurait satisfait cette ambition ? Ne déclarait-il pas lui même à Adzopé, en mai 1959 : « Si j’avais voulu obéir à mon orgueil d’homme, j’aurai accepté le cadeau empoisonné qu’on voulait m’offrir en acceptant de créer un ensemble fédéral dont, en tant que président du R.D.A., j’aurai été désigné comme président. »
La contradiction n’est qu’apparente. En effet, deux facteurs essentiels lui imposaient le rejet du projet de fédération africaine.
Tout d’abord, en dépit de la certitude affichée par le leader ivoirien dans son discours d’Adzopé, sa nomination à la présidence de l’ensemble fédéral n’était du tout acquise. M. Modibo Keita en particulier lui était particulièrement hostile [5]. Sans compter la présence d’autres concurrents, comme Léopold Sédar Senghor.
Mais c’est avant tout le « nationalisme », les intérêts de l’élite dont il est le héraut, qui incite le président Houphouët-Boigny à repousser la fédération africaine ; il ne veut surtout pas avoir à financer l’AOF. Il lui préfère une communauté franco-africaine dans la mesure où elle donne un double atout à la Côte d’Ivoire. Le premier c’est son espoir d’une « aide massive » de la France. Le second cette Communauté financée par la France, doit déboucher, croit et affirme M. Houphouët-Boigny, sur « la véritable construction de chaque État africain ».
En somme la communauté se traduirait par le renforcement de chaque État africain, alors que la fédération africaine affaiblirait la capacité économique, donc le développement, de la Côte d’Ivoire, au profit des autres États groupés au sein de la fédération.
Cette primauté de la Côte d’Ivoire, ce principe de « l’argent des Ivoiriens doit servir aux Ivoiriens » n’ont souffert, à notre connaissance, aucune exception. Même le projet de double nationalité n’en est pas une, bien au contraire [6].
Sans conteste réaliste, pragmatiste, il se montrait, même autrefois, utopiste à l’extrême et se laissait emporter, à certaines occasions, par des chimères. Sur le plan des affaires intérieures, qu’il connaissait pourtant parfaitement bien, cet irréalisme apparaissait nettement. Ainsi, il croyait possible d’empêcher la création d’une bourgeoisie d’argent, comme il croyait possible la construction d’une Côte d’Ivoire sans classes. Il exprimait clairement ce double objectif dans son discours de politique générale du 3 janvier 1961, devant l’Assemblée nationale : « ... Nous accepterons chez nous, disait-il, la coopération avec n’importe quels capitalistes étrangers... mais parce que ce capitalisme constituerait les germes d’une lutte des classes dont nous ne voulons pas, nous ferons en sorte que toutes les participations soient faites par l’État, et par l’État seul. »
Suivant l’hebdomadaire Fraternité du 13 janvier 1961, les députés avaient accueilli par des applaudissements ce passage du discours présidentiel. Depuis, l’évolution socioéconomique de la Côte d’Ivoire a été tout autre.
Le président Houphouët-Boigny n’hésite pas, en cas de besoin, à changer de « principe ». Ainsi, à la conférence constitutive de l’O.U.A. à Addis-Abéba, il prend « position catégoriquement contre toute révision frontalière ». Quatre ans plus tard, il œuvrera pour la participation du Nigeria.
En mai 1965, dans un grand discours à Korhogo, il se déclare hostile à la guerre au Congo-Léopoldville, car, dit-il, « ce sont nos frères noirs qui tombent, et nous en avons assez de sang, de larmes ». Au Nigeria, son optique sera différente.
Là comme ailleurs, les intérêts de la classe des planteurs et de la bourgeoisie ivoirienne en général, priment toute autre considération. Guide incontesté de cette élite, la sauvegarde de ses intérêts qui passe par le leadership en Afrique, explique en grande partie la pensée et l’action du président Houphouët-Boigny.
Même les relations très étroites entre Paris et Abidjan - considérées par certains comme un signe d’aliénation - s’expliquent mieux sous cet éclairage « nationaliste ». C’est pourquoi, à notre avis, il serait plus exact de parler de convergences d’intérêts, d’alliance de fait entre certains milieux élyséens et le représentant de l’élite ivoirienne.
Il convient de le préciser également, les responsables de la politique africaine de la France « à » Paris et à Abidjan ont été longtemps particulièrement antipathiques à M. Houphouët-Boigny. Ainsi, de M. Janot, premier secrétaire général de la Communauté, en 1959, auquel le leader ivoirien reconnaissait seulement un rôle administratif. M. Yves Guéna, « représentant extraordinaire et plénipotentiaire de la République française » à Abidjan au moment de l’indépendance, ne fut pas, lui aussi, apprécié.
Quant à M. Foccart, remplaçant de M. Janot, il sera maintenu à distance assez longtemps. Durant de longues années, M. Houphouët-Boigny n’arrivera pas à prononcer correctement son nom et l’appellera « Froccart ».
Mais à partir de 1964, le conservatisme de bon ton de M. Houphouët-Boigny, son sérieux, son envergure, son efficacité, sa fidélité à toute épreuve envers la France, en dépit des escarmouches du début sur le contenu des relations franco-africaines, l’absence de contradictions majeures entre les intérêts des deux pays, amènent l’Elysée à un soutien plus conséquent des initiatives de l’homme d’État ivoirien. M. Jacques Foccart joue à fond la « carte Houphouët », et ce dernier pense pouvoir atteindre son objectif, à savoir le leadership de l’Afrique francophone, en s’appuyant sur l’Elysée. Les deux s’épaulent, travaillent en commun, en symbiose.
Les jalons de cette coopération, on les connaît. Elle se manifeste au plan bilatéral ou plutôt « ponctuel » par le développement de la lutte contre le régime N’krumah, doublement coupable de chercher à détacher le Sanwi de la Côte d’Ivoire, et d’armer puis de renvoyer au Niger les éléments terroristes du Sawaba. Il y aura aussi la tentative de neutralisation de la Guinée et d’ancrage du Congo Léopoldville au sein de l’ensemble francophone, les efforts de morcellement du géant nigérian et de dédouanement de la République sud-africaine.
Quant au plan multilatéral, Paris et Abidjan ont un intérêt égal à regrouper les États francophones d’Afrique et à s’opposer au rêve des États-Unis d’Afrique caressé alors par un Sékou Touré et un Kwame N’Krumah.
Tout cela se fera sous le signe de la coopération, de la collaboration entre l’Elysée et Abidjan. On ne peut, du moins à notre avis, parler, objectivement, d’« aliénation ».

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